Mon expérience comme modèle vivant
J'ai fait mes débuts comme modèle vivant en juin 2018. Je passais d'un temps plein à un temps partiel pour mes études, désireuse de trouver un boulot qui m'apporterait de la joie et resterait dans le milieu créatif, tout en m'offrant assez de flexibilité pour que mes études demeurent la priorité. J'avais auparavant posé pour du Portrait et contre tout attente, moi qui suit souvent dans l'énergie, je m'étais pris à aimer cette immobilité.
Une année plus tard, je suis si heureuse de m'être lancée dans cette voie, à travers laquelle j'ai beaucoup appris. Appris sur moi-même, sur la peinture, et un tas d'autres choses auxquelles je n'aurais pu m'attendre. Récemment, j'ai partagé un peu de ce vécu dans un article pour The Guardian, à l'occasion d'une série de conférences animées par Dominic Blake et posant comme question "Les modèles vivants sont-ils artistes ?". Voici ci-dessous ce que cette activité représente pour moi :)
Brides Amniotiques - Nudité - Enseignement - Dans ma tête - Vision - De l’autre Côté - Difficultés
Photographiée par Graeme Robertson pour le Guardian
Modeler était dans mes pensées depuis quelques mois, mais je me retenais notamment pour des peurs autour des brides amniotiques. Il s'agit de la malformation qui a affecté mes mains et pieds à la naissance (#suzonshands). Les opérations derrière moi et le temps passant, j'en suis arrivée à aimer cette particularité de tout mon cœur. Cependant, l'idée d'exposer ainsi cette différence aux autres m'apparaissait comme un vrai challenge. Dans mon esprit je pensais -bêtement- qu'il n’était pas cool d’imposer ma différence aux personnes dessinant.
Heureusement (?) j'ai pour habitude de prendre toute peur comme un challenge à relever.
Peint par James Bland, une chance
Je commençais par peindre et dessiner mes doigts moi-même, à travers des autoportraits qui m'ont permis de m'approprier leur image et réaliser qu'ils étaient plutôt chouette à dessiner (comme toute chose, ils ne sont au final rien d'autre qu'un assemblage de formes et couleurs). En avril, je me suis sentie chanceuse et émue lorsque mon ami James Bland les a peints ; une autre preuve que je ferai mieux d'écouter mon instinct et de m'essayer au "Life modelling".
Jusqu'à maintenant ma particularité de modèle a presque toujours été une expérience positive. La plus part du temps ma différence n'a pas d'importance, et parfois cela génère de chouette rencontres. Modeler m'aide à décompresser, à aimer mes mains encore davantage, et aussi à accepter qu’il y a des journées où ça va moins bien (pas non plus besoin d'être une super héro ~)
montage numérique d’autoportraits
Jouer à l’acrobate
(Life Drawing Gymnasia).
La nudité n'était donc pas au sommet de mes préoccupations. Je n'étais pas particulièrement à l'aise, mais ce n'était pas le plus grand obstacle à surmonter. Et maintenant que j'ai vu tant de dessin et peintures de corps nus, je n'y attache tout simplement plus d'importance. Je suis vraiment heureuse de voir ça à 25 ans, après suffisamment d'années à me sentir pas au mieux dans ma peau.
Tout simplement, j'encourage tout un chacun à essayer, c'est un bonheur et un soulagement de se réconcilier avec un corps dont l'image ne devrait pas avoir plus d'importance que ça.
Dessiner ceux qui me dessinent
(Free Form Life Drawing)
Une peinture de Sam Clayden
La première raison qui m'a fait envisager le modelling était l'idée d'écouter encore plus d'enseignement tout en travaillant. En modelant dans des groupes et écoles variées, j'ai la chance de m'exposer à d'autres approches de peinture et dessin.
C'est également un privilège d'être témoin des dynamiques d'une classe, et cela m'informe sur ma propre pratique quand je suis de l'autre côté du chevalet : est-ce qu'on regarde suffisamment, les corps qui se tendent ou se ferment à la critique, une tendance à transformer tout portrait en autoportrait, à quel point est-ce vraiment une affaire de compétences techniques ou bien plus de confiance en soi.
Au delà de l'enseignement, c'est également une super opportunité pour rencontrer d'autres artistes, élèves et modèles ; et ce côté social est un contrepoint bien apprécié des heures solitaires dans le studio.
Drifting Away, peinture inspirée par ces heures d’immobilité méditative
Jamais je ne me serai doutée de la valeur d’un temps pour soi, dans sa tête. Immobile, j'ai des journées et soirées entières où je ne suis pas dans le faire mais simplement dans le être. Moi qui ai tendance à être dans l'action et la productivité, j'ai là des moments où je peux me recentrer sur moi.
J'ai le temps de me poser, d'observer mes pensées, de faire le point avec moi même (dans les mauvaises journées ce n'est pas le plus simple, mais une mauvaise journée n'est jamais simple par essence).
Tout ce temps dans ma tête me permet de revisiter mes souvenirs. Une fois j'ai fait l'expérience d'un rêve lucide, et c'était fabuleux. Je me pensais être quelqu'un dont la mémoire n'était pas le point fort, mais je réalise que comme beaucoup de choses c'est un muscle qui peut s'entraîner. Ces souvenirs ne sont pas que visuels, mais s'étendent à tout les sens, un vrai bonheur.
C'est également l'opportunité de penser à mes peintures. La plus part du temps, je m'emballe pour des idées moyennes, ce qui n'est pas grave puisque j'ai le temps de le réaliser et de ne pas investir plus loin en elles. Cependant, si une idée persiste, c'est signe qu'elle vaut le coup d'être essayée.
Ma partie préférée est, (sans) surprise, la vision ! ("j'adore fixer un point pendant six heures" est la citation plein d'enthousiasme que le Guardian a su relever ~ ). Il y a quelque chose de reposant à réduire la quantité de données visuelles reçue et une invitation à regarder, davantage, plus intensément ou au contraire de manière plus relâchée.
Une super chance pour s'amuser à nommer les couleurs. La plus part du temps il s'agit de fixer mur blanc, mais vous savez déjà que je ne me contenterai pas de le nommer ainsi; c’est plein de couleurs subtiles qui n'attendent que d'être trouvées.
J'aime mener des expériences visuelles : remarquer comment mon champ de vision s'élargit à mesure que je me détends, et comme la couleur s'amoindri laissant place à une image davantage tonale ; aussi la manière dont les objets immobiles perdent en détail comme si ma vision ne ré-actualisait les perceptions que pour ce qui bouge (l'instinct filtrant des potentielles menaces ?) ; ces phénomènes souvent s'apparentent aux codecs vidéo, avec des "bugs" et sensations de délais... Bon, comme vous pouvez le voir, j'adore m'étendre dans ces idées ! Rien de bien scientifique mais un vrai plaisir à ressentir :)
Et plus enfantin mais au summum de mes préoccupations : j'adore trouver des petits visages partout ! Dans les tâches d'un mur, un interrupteur, du scotch sur le sol... Ils deviennent autant de petits amis qui m'accompagnent dans mes pensées et me font sourire intérieurement, à mesure que nous nous mesurons pour savoir qui sera le plus immobile.
Passer de l'autre côté du chevalet m'a également permis de réfléchir à ce que j'aime trouver chez un modèle.
Bien sûr, une certaine capacité à tenir la pause est importante mais personnellement le mouvement ne me dérange pas : tous ces petits changements font tout l'intérêt d'une peinture d'après observation. La lumière change, le modèle aussi, au fil de la séance c'est un bonheur de rester à l'affût de ces petites variations.
J'adore également quand les modèles sont simplement eux-mêmes. À mesure de la journée, les corps se relâchent et s'installent dans la pause, révélant plus subtilement l'individualité de la personne.
Du coup je ne suis pas la plus grande fan des poses trop travaillées. J'aime pouvoir reconnaître le modèle par le language du corps qui lui est propre, et donc mes poses préférées sont les plus naturelles. Dans tous les cas, même ce qui peut paraître être le plus simple regorge de beauté et challenge dans ses nuances.
J'ai également réalisé le degré d'empathie qui entre en jeu lorsque je peins un autre être humain. C'est pourquoi ce que je trouve le plus important, bien au delà de la pause en elle même, est l'engagement du modèle. Il est émotionnellement difficile de peindre quelqu'un qui ne veut pas être là, bien au contraire les modèles participent pleinement à l'atmosphère de la classe.
J'ai aussi réalisé les difficultés de ce boulot. Bien sûr, sur le plan physique, c'est douloureux. Les fourmis dans les membres et tensions sont courantes, et après seulement un an je le sens déjà dans mes articulations. La rémunération n'a pas évolué avec le coût de la vie (et des transports). Travaillant à son compte, la régularité ou garantie de travail est bien sûr inexistante (et s’amenuise d’autant plus durant les fêtes ou les vacances). Bien sûr, ce n'est pas le seul ni le pire des boulot précaire, mais ça l’est plus qu’il ne devrait.
Grâce à de merveilleux tuteurs, élèves et artistes, la plus part du temps c'est une vraie joie, un vrai bonheur pour cette décision prise il y a un an !
Qu'est-ce que j'aime ce boulot ! ♥